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Mission en contexte de fragilité

N°208 - Septembre 2012

UN ROI SANS PUISSANCE

Fragilité. Le champ est immense et les liens aussi nombreux que ses synonymes comme la faiblesse, l'inquiétude, la vulnérabilité, la précarité, l'insécurité. D'autant que nous y réfléchissons souvent en binôme avec ses antonymes : la fermeté, l'inébranlable, la puissance, l'inaltérable, le garanti. En parlant de « mission en contexte de fragilité », le lecteur pensera bien sûr à ces situations où les conditions extérieures fragilisent les efforts des instituts missionnaires et de leurs membres : conflits, conditions géographiques et climatiques, sanitaires, politiques, culturelles, etc. Mais il faudrait y ajouter les fragilités internes plus ou moins ressenties selon les continents : manque de vocations et de personnel, préparation insuffisante et manque de discernement dans la stratégie, déficit de persévérance fidèle comme d'humilité, compromissions politiques, sans oublier certes la gestion parfois hasardeuse et l'utilisation problématique des moyens financiers. Bref, la liste serait longue s'il fallait dresser ce genre d'inventaire avec, en vis-à-vis, les trésors de créativité, de dévouement, d'abnégation et de sacrifice dans la fidélité à leur vocation que les ouvriers apostoliques, laïcs et religieux, ont déployés tout au long de l'histoire missionnaire pour mener à bien leur tâche apostolique. Sans préjuger de la valeur et de l'utilité d'une telle lecture, elle risque pourtant de nous laisser à la périphérie d'un questionnement bien plus fondamental non seulement sur le sens de la fragilité, mais encore de celui du service apostolique lui-même. En effet, la fragilité ne serait-elle qu'une menace, un obstacle ? Comment l'approcher comme une chance et une richesse sans tomber sous la critique acerbe d'un Nietzsche pour qui l'éloge de la faiblesse n'est que faux-fuyant de décadent ? Et la mission menée dans un contexte de puissance serait-elle plus efficace et donc plus authentique, plus vraie et valable puisque réussie ?

Dans "L'homme qui marche", Christian Bobin, pour qui écrire revient à « suivre un aveugle qui connaît le chemin », entrebâille une porte de compréhension en reprenant une figure traditionnelle du Christ, roi sans puissance : « Sa puissance à lui, c'est d'être sans puissance, nu, faible, pauvre mis à nu par son amour, affaibli par son amour, appauvri par son amour. Telle est la figure du plus grand roi d'humanité ». Par là déjà, un lieu, une personne nous sont désignés d'où recueillir une lumière gratifiant notre la fragilité et celle du monde d'un sens et d'une valeur inattendus. Mais poussons un peu plus la porte du mystère.
Lors du colloque "Tous fragiles, tous humains" (Lyon, 19-20 février 2011), Bruno Frappat concluait son intervention "Actualités des fragilités" en citant Paul Valadier dans son article « Apologie de la vulnérabilité » (Études, février 2011). L'analyse de l'actualité au prisme du concept de fragilité peut laisser dans un terrible sentiment d'impuissance, reconnaît E. Frappat. La tentation est grande alors de se retirer dans une coquille d'emprunt tel un bernard-l'hermite mi-tremblant mi-profiteur, superbe dans son isolement et s'étourdissant de contentement comme pour mieux ignorer sa propre vulnérabilité. Mais serions-nous alors encore chrétiens, disciples de Jésus Christ ? Paul ne se dérobe pas : « Quel malheur pour moi si je n'annonce pas la Bonne Nouvelle ! » (1 Co 9, 16). Et B. Frappat de citer Valadier : « Ne faut-il pas aller jusqu'à dire, en perspective chrétienne, que si le Dieu trinitaire est un Dieu vulnérable en son Verbe fait chair et qu'il a créé l'homme à son image et à sa ressemblance, il n'est pas étrange alors, et nullement négatif, que l'être humain soit lui-même vulnérable ? Telle est sans doute la condition pour qu'à l'image de Dieu, il entre en relations et ne s'isole pas dans une superbe pseudo-autonomie, pas plus que Dieu ne s'isole dans une superbe transcendance ». L'incarnation toujours, au cœur, au centre, révélation de qui est Dieu : « Qui m'a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Ce Père dont nous servons la mission, dans la confiance et l'humilité, en nous efforçant de « créer les conditions favorables à l'accueil du Règne » comme le rappelle E. Manhaeghe dans sa rétrospective à l'occasion des 150 ans de la CICM. Aussi, gardons cette perspective à l'esprit en abordant la lecture de l'ensemble de ce numéro.

Merci à Bernard Ugeux pour sa collaboration à coordonner le dossier qu'il ouvre d'ailleurs en rappelant la nécessité d'accepter, de traverser notre fragilité, individuelle et collective pour en accueillir la fécondité : celle de se laisser guider par le Christ. Ce Fils qui nous invite à entrer dans sa relation filiale avec le Père. C'est du cœur de cette relation filiale que chaque chrétien et chaque communauté consent à s'engager sur un chemin de service de l'Évangile « force de Dieu pour le salut de tout croyant » : un chemin où le rapport à la vérité crue, vécue et annoncée s'enrichit à travers une dynamique particulière comme l'explore Marie-Hélène Robert ; un service effectif et attentionné en particulier vis-à-vis des plus fragiles dans la communauté (V. Indra Sanjaya) ; une mission qui a peu à voir avec la puissance mais bien plutôt l'acceptation de la faiblesse, partie intégrante de l'existence humaine bénie par le Christ (Ph. Gibbs) ; un sacrifice enfin, vécu dans la constance au milieu des épreuves comme en témoigne la vie de Siméon Lourdel (A. Duval). Bonne lecture !

Bernard Keradec

Mission en contexte de fragilité

Sommaire

ACTUALITE MISSIONNAIRE

Daniel Moulinet : Vatican II et les signes des temps
Eric Manhaeghe : « Que ton Règne vienne ». Un siècle et demi au service de la mission « ad gentes ». Les missionnaires de Scheut (1862-2012)

DOSSIER : MISSION EN CONTEXTE DE FRAGILITE

Bernard Ugeux : Fragilité et fécondité missionnaire. La fragilité des personnes et des institutions, source de fécondité missionnaire
Marie-Hélène Robert : Force et faiblesse de la vérité chrétienne pour la mission
V. Indra Sanjaya : L’herbe du voisin n’est pas toujours plus verte
Philip Gibbs : La fragilité dans un État fragile
Armand Duval : Construire dans la fragilité. Le Père Siméon Lourdel (1853-1890)

CHRONIQUES

Faustino Turco : Pastores dabo vobis. Le 20ème anniversaire de l’exhortation de Jean-Paul II et la formation des prêtres dans le contexte actuel
Bernard Keradec : Le printemps des pauvres ? L’Amérique latine et les Caraïbes, de Medellín à Aparecida Séminaire du Sedos – Nemi, 8-12 mai 2012

LIVRES

Recensions
Joseph Doré, À cause de Jésus !
Paulin Poucouta, Quand la parole de Dieu visite l’Afrique.
Jean-Pierre Roche, La spiritualité de la mission ouvrière. Maurice Giuliani (dir.), Écrits – Ignace de Loyola.
Nestor Pycke (dir.), Témoins de l’Évangile.
Jean-François Thomas, Sentinelle, où en est la nuit ?
Guy Theunis, Mes soixante-quinze jours de prison à Kigali.
Paul L. Peeters, La Liturgie de la Charité.
Michel Quesnel, Michel Fédou et Christophe Boureux, Vatican II et la Parole de Dieu.
Caroline Galland, Pour la gloire de Dieu et du Roi.

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