Des mariages ? ... un mariage ?
N°60 - Septembre 1975
Prendre le mariage comme thème de recherche peut nous permettre d'actualiser ce dialogue - qui est notre propos - entre croyants insérés dans des cultures différentes. Partant de la pratique pastorale, nous n'avons pas pour autant la prétention de présenter des solutions pastorales : ceci relève des communautés chrétiennes particulières au sein de la communion ecclésiale. Mais si déjà, il nous était possible de prendre conscience des décalages entre une théologie idéaliste, une législation pétrifiée et le vécu des croyants des diverses communautés, de mieux cerner les interrogations qui surgissent et de faire des propositions pour l'homme et pour la foi... !
Une telle étude comporte nécessairement une critique de l'institution matrimoniale chrétienne. Certains seront peut-être tentés alors de nous prendre pour des critiques de profession. Pour nous, notre pensée va d'abord à ceux qui éprouvent dans leur zèle pastoral les lourdeurs de l'institution - sans parler de ses injustices. Peut-être l'une ou l'autre des réflexions de ce cahier ouvrira-t-elle des pistes qui seront pour quelques-uns une libération personnelle et une amorce de changements structurels... C'est à cette double réalité que nous voudrions tendre, car en elle, nous semble-t-il, s'affirme la conversion à laquelle nous convie le Christ.
Pourquoi avoir choisi ce thème ? Il était présent dans certaines requêtes de missionnaires qui nous avaient écrit. Mais plus encore, c'est l'urgence du problème qui a conduit notre choix. Si l'on prend la dernière livraison de Pro Mundi Vita n° 53 (mai 1975), une étude sur l'Eglise du Ghana révèle qu'il s'agit en ce pays d'une véritable Eglise d'enfants et de vieillards. Et cela, du fait de la conception du mariage : neuf sur dix des adultes sont exclus des sacrements dès qu'ils se marient. L'Eglise, dit ce document, a toujours insisté sur l'importance du mariage coutumier avant la cérémonie à l'église ; elle a peut-être contribué par là à la dégradation de sa propre cérémonie de mariage. Pour le peuple, le mariage coutumier est resté "le" mariage et la cérémonie à l'église est une cérémonie qui est hautement appréciée et respectée (bien que ce ne soit pas toujours le cas). Aux yeux du peuple, un couple marié coutumièrement est proprement marié. Son exclusion des sacrements est un décret du prêtre, lequel doit suivre ses règles.
La politique de l'Eglise catholique au Ghana à l'égard du mariage est la même qu'ailleurs ; c'est celle établie par le Droit Canon. Les faits montrent nettement que l'Eglise n'a aucune influence sur le mariage de ses membres, ni sur leur conduite antérieure. Pourtant, elle continue d'agir comme auparavant, apparemment inconsciente de ce qui se passe réellement, ou alors acceptant la situation comme inéluctable. Ceci est le plus vraisemblable...
Il semble que trouver une solution au problème du mariage doive être l'objectif numéro un de l'Eglise au Ghana (p. 36).
Un autre motif pour nous de choisir ce thème vient du fait que le mariage est un lieu où interfèrent, à des degrés divers et sous des modalités variées, l'acte libre de deux personnes, le pouvoir de l'Etat et celui de l'Eglise, la mentalité commune, la pression psycho-sociologique de l'environnement culturel, l'irruption de nouvelles demandes. C'est donc un cas privilégié pour une étude du rôle de la foi au coeur de la réalité
humaine.
Quel processus avons-nous choisi pour aborder le problème ? Nous sommes partis d'une façon de vivre le mariage encore relativement stable. Le P. Luneau, en ethnologue, nous présente le fonctionnement du mariage à Beleko, chez les Bambara du Mali. L'article est exemplaire : il montre bien le double rôle du mariage, intégration sociale et fonction symbolique. Tout lecteur pourra ainsi trouver une grille de lecture pour s'interroger sur cette réalité dans le milieu où il vit.
Mais déjà des écarts se produisent dans les milieux dits traditionnels. Nous avons retenu deux exemples de changements : un article général sur le mariage à l'heure actuelle, chez les Baoulés de Côte-d'Ivoire ; une étude sur le rôle actuel de la « dot » chez les Séreer du Sénégal. Beaucoup d'autres exemples auraient été possibles : le cas des mères célibataires, le mariage des fonctionnaires... Mais nous pensons que ces exemples suffiront pour faire prendre conscience des décalages qui se produisent.
Une reprise plus globale du phénomène est faite par M. Pierre Erny, dans un milieu qui est généralement facteur de changements sociaux, celui des étudiants. Dans cette étude, la pratique du mariage apparaît comme un point intéressant et instructif de la rencontre des cultures. S'il est difficile de faire des pronostics d'avenir sur une telle institution, il est utile de voir ce que des jeunes ont tendance à valoriser.
En face de l'éclatement des systèmes matrimoniaux, dans quelque pays que ce soit, la pastorale chrétienne est profondément remise en question. Certes, la mise en oeuvre des règles canoniques constitue encore la règle générale. Pourtant, des personnes et des groupes s'interrogent en nombre de plus en plus grand, surtout en fonction de ces Eglises qui réclament leur indigénisation. Nous avons rassemblé un certain nombre de témoignages sur la pratique actuelle ; au-delà du malaise, se font jour des propositions pastorales et il est réconfortant de voir que la plupart réclame l'appui de communautés vivantes pour se donner des règles concrètes de discernement.
Le rejet assez global de la proposition chrétienne - même chez ceux qui gardent en pensée l'attrait dont l'idéal chrétien et la bénédiction religieuse peuvent jouir - est un phénomène que l'anthropologue peut examiner pour voir quel sens de l'homme est en jeu. Au travers de cette interrogation un certain sens, une orientation peuvent se dessiner.
Le moraliste à son tour, se demande quel est le fonctionnement réel de la distance culturelle éprouvée dans la pratique missionnaire hier et aujourd'hui ; il peut alors s'interroger sur le processus dialectique en cours entre le modèle catholique romain et les autres modèles culturels. Est-il possible de se donner des critères pour que la démarche reste morale et juste ?
Le théologien, reconnaissant les symbolismes matrimoniaux, s'interroge sur celui qui est actualisé dans le mariage chrétien. L'effort réclamé est la création d'institutions nouvelles qui dégagent la sacramentalité du mariage chrétien sans pour autant prendre la place du mariage, celui-ci étant oeuvre d'hommes dans leur pleine responsabilité.
Le petit mot de Serge de Beaurecueil, qui nous écrit au sein de toutes sortes de difficultés, est un cri d'espérance et un appel à renouveler notre attitude missionnaire : un renouvellement plus difficile sans doute pour ceux qui sont pris dans des structures étroites, mais l'Esprit est là, qui continue d'agir.
Ces essais qui représentent un effort de pensée libératrice, provoquée par la rencontre de l'altérité et le refus de s'enfermer dans ses schémas personnels, sont en majorité l'oeuvre d'Européens. Nous avions en main certaines études de théologiens appartenant à d'autres cultures, mais ceux-ci nous ont demandé, pour des raisons diverses, de ne pas publier actuellement leurs textes. Du moins, leur collaboration a-t-elle été pour nous un encouragement. Par ailleurs, des instituts catéchétiques ou pastoraux, en plein travail, n'ont pu nous envoyer le résultat de leurs recherches qui sont encore inachevées... Nous sommes bien conscients de n'être qu'au début d'une mise à jour qui sera longue et difficile.
Notre voeu est que ce numéro soit une ouverture. Dans la poursuite de ce travail, la rédaction de Spiritus prend de plus en plus conscience que les problèmes fondamentaux sont un peu les mêmes partout, même si les solutions pastorales sont différentes, divergentes, voire opposées. Mais il reste qu'incarner le message de Jésus reste plus une tâche et un espoir qu'une réalité...
Spiritus
Sommaire
René Luneau : Les chemins de la noce
monographies : Des systèmes qui éclatent
Pierre Erny : Mariage et rencontre des cultures
monographies : Les hésitations de la pastorale
Gabriel Espie : Le consentement
René Simon : Mariage africain - mariage chrétien
Pierre Deniau : La symbolique chrétienne du mariage
...et J.P. BAYZELON, S. DE BEAURECUEIL, M. CARTERON, A. DUTEIL, T. FONDJO, R. GALLOT, H. GRAVRAND, etc.
récollection : Vers un certain appel
chronique : La Bolivie